Peut-on obliger les gens à être heureux ?

Je me souviens d’un sujet de philo qui a dû tomber au bac à l’époque où moi-même j’étais au lycée : « peut-on obliger les gens à être libres ». Pris au premier degré, cette phrase est un oxymore : « obligation » et « liberté » ne peuvent cohabiter dans la même phrase, dans la même action. Le sujet semble vite plié.

Oui mais voilà… Imaginons qu’un être humain soit asservi durant des années. Par exemple, par des parents tortionnaires dans un premier temps. Puis livré à une jungle violente. Puis à des époux(ses) possessifs et manipulateurs. Qu’obtient-on in fine ? Des gens qui ont passé leur vie à ne pas la vivre, mais à faire le bonheur des autres, sans plaisir pour eux-même. Oh, quand on les voit, ils ne semblent pas spécialement malheureux. Combien sont dans cette situation, obligés de peser chacun des mots qu’ils disent, chacune des actions qu’ils font, pour éviter d’en dire trop, pour éviter dans faire trop, pour ne pas qu’une phrase ou un geste n’engendre des représailles invivables ? Et je ne parle pas uniquement de violence physique. La pression psychologique a des conséquences toutes aussi néfastes et bien plus perverses, car non visibles par les autres au premier coup d’œil.

Pour en arriver là, il faut que cet esclave stoïcien accepte le pouvoir de son seigneur. Tous ces mécanismes ont déjà été si bien décrits entre autre par Étienne de la Boétie, souvent cité dans ces colonnes. J’en profite pour publier ici-même l’œuvre majeure dont il est question : le «discours de la servitude volontaire». Et ces mécanismes fonctionnent tellement bien dans notre monde où le « sens du sacrifice » est placé si haut dans la morale populaire.

Il existe certainement des milliards d’êtres humains qui vivent dans ces conditions. Par lucidité, on se dit qu’on ne peut les sauver tous. Alors, tous les jours, on utilise la seule arme que nous avons à notre disposition. Modestement, on se veut pédagogue. A chaque fois que l’occasion nous est donnée, petitement, on dénonce ces mécanismes. On explique aux petits tyrans qu’ils ont peut-être tord, qu’un être humain n’est pas une terre ou un objet qu’on peut posséder ou manipuler à l’envi. On montre aux dominés qu’ils ne sont peut-être pas obligés d’accepter leur condition, qu’il leur serait finalement assez simple de se rebeller. Avec l’espoir que plus ces paroles seront martelées, plus elles seront portées par un maximum de gens, plus la prise de conscience collective grippera ces processus d’aliénation et libèrera les hommes.

Seulement voilà. Parfois, notre vie croise une de ces personnes, disposée depuis son plus jeune âge à subir, à vivre sa vie telle qu’on la lui commande. D’une population globale qu’on ne peut sauver seul, on se retrouve face à un individu singulier. Alors, on décide de le prendre par la main, on se retrouve à vouloir le libérer. On lui fait prendre conscience de ce qui l’a amené à subir, à devenir esclave (mais n’en était-il pas déjà conscient ?). On lui donne les clés qui lui permettraient d’ouvrir sa cage. La cage s’ouvre, l’oiseau sort, et… contre toute attente, il fait demi-tour, et retourne dans sa prison !!!

Tel le syndrome de Stockholm déclenche chez les otages une empathie vis à vis des geôliers, une contagion émotionnelle opère entre le seigneur et son vassal. Mais surtout, il se trouve que le soumis n’a jamais appris à être souverain de sa propre vie. Il n’a jamais appris à se donner le droit d’agir pour obtenir ce qu’il veut vraiment. Pour résumer : la liberté lui fait peur !

Que faire alors ? Je n’ai pas la réponse… Baisser les bras, et se dire que cette personne est perdue ? En effet, apprendre à quelqu’un à être libre, à prendre ses décisions et des responsabilités, à refuser l’autorité qui ne servirait que l’intérêt d’un tyran, ça fonctionne plutôt bien avec un enfant. Mais comment faire avec un adulte qui a été déconstruit année après année ? Qui a le vertige face à sa propre liberté ? Lui faire lire la «Politique du rebelle» de Michel Onfray semble insuffisant.

Autre solution : le sortir de force de sa cage. Et là, on retombe sur notre première question : peut-on obliger quelqu’un à être libre ? Ce qui signifierait que nous agirions avec lui de force, contre son gré, avec l’espoir que, le temps faisant, il se reconstruise et apprenne à vivre libre ? Mieux encore : qu’il apprécie sa liberté. Dans ce cas, ne deviendrions nous pas nous-même un tyran, un manipulateur, aussi vil et illégitime que ceux que nous combattons ? Parce qu’en effet, qui sommes-nous pour avoir l’outrecuidance de savoir mieux que les autres ce qui ferait leur bonheur ? J’ai toujours eu une grande méfiance vis-à-vis de ceux qui veulent faire le bonheur des gens malgré eux.

Alors quoi ? Sommes-nous devant une impasse ?

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Commentaire

Peut-on obliger les gens à être heureux ? — 5 commentaires

  1. écoute, Emmanuel,

    Tu connais mon histoire
    J’ai vécue aussi dans ce genre de prison. Conditionnée depuis petite, la femme doit tenir sa place dans la maison : ménage, gniard, devoir au pieu, fermer sa gueule …

    Pour me délivrer de tout cela, mon chemin a été long, très long, douloureux, pleins de doutes, de questionnements, de peurs, angoisses, prise de poids, etc, etc

    Seule MOI pouvais faire MON chemin. En aucune manière une autre personne

    T’es qui toi pour vivre la vie de l’autre ?

    Moi quand j’en ai chier, pleuré, réfléchi, cherché, connu des instants de bonheur, c’était MA vie à MOI, j’ai grandi pendant ce temps, j’ai gagné en force, en confiance en moi. Ma volonté gagnée est à moi. Et je peux même la partager aujourd’hui.

    Certes, il y a eu des amis, dont toi, qui m’ont écoutée, consolée, encouragée, mais pas vécu ma vie, des lâches qui m’ont laissés tombée, au moins là, le trie est fait !!! Et c’est bien !

    La personne dont tu fais allusion devra faire, elle aussi, son chemin. Ou alors elle ne le fera peut-être pas C’est son choix à elle. C’est à elle de choisir, ce sont les personnes sous curatelle qui ne choisissent pas

    Certes peu font le chemin, beaucoup se chootent à la TV, témesta, anti-antidépresseurs
    mais que veux-tu , un on conditionne les femmes à la soumission, deux, la société de consommassions nous infantilise à chaque instant.

    Tu croyais quoi ?

  2. @Virginie: je croyais quoi ? Mais au père-noël voyons, il m’apporte toujours des cadeaux tous les ans en décembre :-p Pus sérieusement : merci pour ton commentaire. Qui je suis pour vivre la vie de l’autre ? Personne justement. C’est bien pourquoi j’ai eu l’audace de me pauser la question, mais je me suis bien garder d’agir. Ma conclusion parle d’elle-même d’ailleurs 😉

  3. … je ne sais pas si on peut obliger quiconque à quoi que ce soit, chacun devant s’obliger un peu lui-même…
    Et au delà de tout cela… la véritable question n’est-elle pas :  » c’est quoi le bonheur  » ?… et mon bonheur n’est pas celui de mon voisin du 4é ( et tant mieux… quelle horreur ! je le plains -sourire)…
    bref… ce qui pourrait rajouter à mes bonheurs Manu est que tu me dises, si tu le veux bien, comment tu calcules tes jours.. autrement dit, de quel calendrier ( écolo… et donc participant au développement durable !)te sers-tu pour dire qu’aujourd’hui est  » jour de Noisette  » et peut-être que demain sera celui du Bonheur ?!… Et là, tu as tout juste et tu me fais des plaisirs en barre ! Merci…

  4. @mariedesormes: oh, modestement, j’affiche sur mon site le calendrier républicain. Et, s’il y a bien un jour de noisette, il n’y a pas de jour de bonheur (heuuu… j’ai vérifié tout de même, je n’étais pas si sûr de moi 😉 ). Pour ce qui est de définir le bonheur… je cois que je vais y consacrer un article, ça sera mieux que quelques mots dans un commentaire. Note bien que par ailleurs, si je peux, d’une manière quelconque, participer à ton bonheur, dit-le moi 🙂

  5. Eh bien oui… je pense que tu contribues à mes moments de bonheur… en effet, j’aime venir ici lire tes billets et puis aussi regarder les jolies images et aller voir dans tes liens… j’apprends beaucoup de choses et je me divertis.
    alors merci qui !? merci Manu… sourire.

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