Vers une désertification/privatisation de l’offre hospitalière

Vous l’aurez remarqué, bien que travaillant dans une structure hospitalière publique, je n’ai jamais posté d’article sur le monde de la santé. Logique : étant fonctionnaire, j’ai un devoir de réserve qui, à défaut d’être législatif ou même réglementaire, m’invite à ne pas mordre la main qui me nourrit. Pour autant, j’ai du mal à ne pas vous parler de ma lecture d’un article du monde, ou des dernières annonces du gouvernement.

En fait, les hôpitaux ont subit depuis 15 ans une succession de mutations, dont la plupart sont méconnues du grand public, et qui, mécaniquement, sont en train de modifier en profondeur l’offre de soin en France. À ce stade, un petit décryptage s’impose.

L’histoire. Il y a 15 ans, il était de coutume de dire que si la santé n’avait pas de prix, elle avait un coût. Le problème est que personne n’était capable de mesurer ce coût. Abyssale certes, mais d’où provenait l’hémorragie ? Impossible à dire. Les budgets des hôpitaux étaient alors attribués… à la tête du client. En gros, chaque année, les caisses des hôpitaux étaient remplies par un « budget global » reconduit sans trop de négociation (dont le montant était plus ou moins important suivant le nombre de lits et le type d’activité effectué dans l’établissement), et par le ticket modérateur (constitué du « forfait hospitalier » — part du séjour non prise en charge par les caisses d’assurance maladie et payée par le patient ou sa mutuelle –, de l’éventuel supplément pour une chambre seule, etc.). Ce budget global était modulé par des chiffres d’activité (mesurés à louche via une Enquête Statistique des Établissements de Santé, la SAE), et par divers autres critères, comme le fait que tel ou tel directeur était pote avec le ministre (pratique pour avoir une rallonge afin de faire construire son plateau technique). Pas de comptabilité analytique digne de ce nom, et aucune contrainte qui incite vraiment les hôpitaux à être rigoureux.

Quant au pouvoir… il était dilué dans les mains des fonctionnaires de la direction des hôpitaux, les DDASS et DRASS, les Agences Régionales de l’Hospitalisation (ARH), les directeurs d’hôpitaux, les présidents des Conseils d’Administration (souvent, des élus locaux influents), une communauté médicale qui pouvait n’en faire qu’à sa tête…

Aujourd’hui : entre novembre 1995 (avec le plan Juppé) et aujourd’hui, plusieurs réformes ont changé les règles. Initiée par un timide PMSI — Programme de Médicalisation des Systèmes d’Information — dont l’objectif était de mieux quantifier l’activité, les hôpitaux sont aujourd’hui doté « à l’activité » (tarification à l’activité, T2A pour les intimes). Les règles absconses de calcul du budget global sont remplacées par des factures de séjours hospitaliers présentées au fil de l’eau aux caisses d’assurance maladie. En clair, tels diagnostics, tels actes pratiqués sur le patient vont faire tomber son séjour dans un « profil type » (appelé Groupe Homogène de Séjour, GHS), qui détermine le montant de sa facture (vous l’aurez compris, son montant ne dépend plus vraiment de la durée du séjour). La manne des hôpitaux provient maintenant quasiment exclusivement du paiement de ces factures, et de quelques cacahuètes données pour des missions universitaires, de recherche, ou des missions de santé publique…

Coté gouvernance, là aussi, les choses ont changé. Au niveau régional, les pouvoirs détenus avant par les DASS/DRASS, les caisses, ARH, etc. sont concentrés maintenant dans les nouvelles Agences Régionales de la Santé (ARS). Son directeur devient ainsi une sorte de préfet de santé, qui reçoit ses ordres directement du ministère et de ses hauts fonctionnaires. Localement, ce sont les directeurs d’hôpitaux qui ont les pleins pouvoirs, et qui dépendent directement de ces Directeurs d’ARS. Les CA et autre conseil exécutif (devenus Conseil de Surveillance et Directoire) n’ont quasiment plus qu’à donner des avis (qui peuvent être suivis — ou pas — par les directeurs).

Les conséquences : cette « tarification à l’activité » est appliquée de façon quasi identique aux hôpitaux publics et aux hôpitaux privés. Or, ces derniers n’ont pas les mêmes contraintes. Par exemple, ils n’ont pas à supporter les lourdeurs administratives du code des marchés publics — qui impose des monticules de paperasse pour acheter un rouleau de papier toilette — ou du personnel « à statut ». De plus, les hôpitaux publics ont des missions de service public (alors que les hôpitaux privés peuvent focaliser leur activité sur les GHS les plus rentables –vous aurez remarqué par exemple qu’il n’y a aucune clinique privée qui possède un service de pédiatrie ? –).

Et les choses vont plus loin. Ces règles de tarification très libérales imposent aux hôpitaux publics à être plus efficaces : diminution des durées de séjour, restructuration des services, mutualisation entre hôpitaux pour réduire les dépenses… Le contribuable que je suis ne peut être que satisfait. Mais les cliniques privées vont plus loin. Détenues par des actionnaires qui sont pour la plupart des fonds de pensions étrangers cherchant la rentabilité coute que coute, on retrouve dans le monde de la santé privé des pratiques connues dans les milieux industriels : les cadres supérieurs sont plutôt bien payés, mais leurs missions oppressantes consistent à obtenir toujours plus du petit personnel, souvent quatre fois moins nombreux pour un même travail que ce qui est pratiqué dans les hôpitaux publics. Exemple : dans un hôpital public, il arrive que les locaux imposent de découper un service en 4 couloirs de 10 lits ; il faudra 4 infirmières la nuit pour assurer leur surveillance. Dans les cliniques, ces 4 mêmes couloirs déserviront 16 lits, qui formeront une étoile, et la salle de garde sera placée au centre. Deux infirmières pourront alors surveiller 64 lits, au lieu de 4 pour 40 dans le premier exemple. Bref, moins de personnel, un « turn over » de patients plus rapide dû à une diminution des durées de séjour… le personnel est ainsi bien plus sous pression. Se pose alors le problème de la sécurité des soins…

Seconde conséquence : avec l’urbanisation, les hôpitaux situés au milieux de la campagne soignent peu de population. Les praticiens qui y exercent (quand il y en a, car ces sites attirent peu de candidats) pratiquent peu. Or, tout chirurgien vous dira qu’il sera d’autant plus performant qu’il pratiquera régulièrement. Ainsi, on trouve des « hôpitaux de campagne » où le nombre d’accouchements ou d’opérations est insuffisant pour maintenir une équipe médicale suffisamment sollicitée, et donc, performante. Une première réponse à ce problème serait d’organiser un « turn over » des praticiens, en invitant les médecins des hôpitaux des grandes villes à prendre des gardes dans les hôpitaux de campagne. Mais l’état semble plutôt s’orienter vers une solution plus drastique : fermer les hôpitaux dans les campagnes (business is business…).

L’avenir ? On le devine. Une offre de soin concentrée dans les grandes villes. Un tiers des séjours hospitaliers effectués dans les hôpitaux publics appauvris par les règles de tarifications à l’activité qui compensent mal leurs contraintes administratives et leur mission de service public, et deux tiers dans des hôpitaux privés focalisés sur les activités rentables, et pour autant, pressurisés pour dégager un maximum de bénéfices pour leurs actionnaires. Les grands gagnants de ces réformes seront donc plus ces actionnaires, les industries qui ont des monopoles dans le monde de la santé (fluides médicaux, matériel biomédical, etc.), et les laboratoires qui ont toujours des lobbies bien placés pour inviter les politiques à organiser des campagnes de vaccination dès qu’un virus de grippe pointe son nez. Par contre, je ne suis pas sûr que le patient-contribuable y trouve son compte…

download Fond musical : Damien Saez – J’accuse : du grand Damien Saez… son dernier album est terrrrrrrible !

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